Césaria Évora, la diva aux pieds nus
Par Flavie Thouvenin
Originellement publié dans le Arts et Vie Plus #157 de l’automne 2019
Petits lopins de terres échoués au large du Sénégal, les îles du Cap-Vert battent vents et marées. De vert, les mauvaises langues disent qu’elles n’en ont que le nom : leur sol est ocre et rocailleux, la végétation se fait timide, l’air est sec et aride, et la mer qui déchire leurs côtes rendent la vie rude à leurs habitants. Ainsi le charme du « Petit Pays » — qui n’en manque assurément pas — est longtemps demeuré un secret bien gardé, ne se révélant qu’aux marins de passage ou aux voyageurs les plus audacieux. Au tournant des années 90, pourtant, une femme à la voix chaude et chargée des embruns de ce morceau d’Afrique au milieu de l’Atlantique révéla l’archipel aux yeux du monde entier…
Tout juste débarqué sur l’île de São Vincente, le visiteur la croise déjà : à la sortie de l’aéroport de Mindelo — qui depuis 2012 porte son nom — une statue de la dame trône fièrement. Au bureau de change, c’est sur les billets de 2 000 escudos qu’on la retrouve. Le ton est donné : Césaria Évora est partout. Pourtant, rien ne prédestinait la jeune femme a un tel succès…
Une enfance bercée par la musique
Née à Mindelo en 1941, Césaria est issue d’une famille nombreuse et pauvre de 7 enfants, d’une mère cuisinière et d’un père violoniste et guitariste ; la musique, depuis toujours, coule dans son sang. Très jeune, déjà, elle en est convaincue : elle sera une très grande chanteuse ou ne sera pas !
C’est à la faveur de plusieurs rencontres que son destin bascule. À l’adolescence d’abord, elle est repérée par Eduardo, marin portugais et guitariste à ses heures perdues, qui à la fin des années 50 l’initie aux chants cap-verdiens et l’introduit dans les bals et les bars des nuits frénétiques de Mindelo ; à la vingtaine ensuite, elle croise la route de Gregorio Gonçalves, dit Goy, star locale de la morna qui lui fera faire sa toute première radio et la lancera sur les pas du succès.
Les premiers succès de la diva
Dès lors, la jeune femme écume les scènes de l’archipel et se taille un nom dans tout le pays : elle enregistre ses premiers 45 tours et rentre dans le cercle très privé des meilleures voix du Cap-Vert. Si son timbre envoûte l’assistance qui la reconnaît déjà comme l’une des plus brillantes interprètes de son époque, elle demeure inconnue hors des frontières et peine à vivre de son art.
Femme libre et affranchie, au caractère bien trempé, elle refuse les codes et ne bénéficie pas de protecteur, au contraire des autres chanteuses du milieu : son attitude dérange, et peu à peu, la jeune femme perd espoir de faire carrière. D’autant que la morna perd du terrain suite à l’indépendance du Cap-Vert en 1975, jugée trop proche du fado du Portugal colonisateur. Césaria Évora jette l’éponge et s’éloigne de la scène : s’en suivront dix longues années de silence…
Le retour à la scène
Il faudra attendre 1985 pour que la chanteuse renoue avec la musique. À l’occasion des dix ans de l’indépendance du Cap-Vert, poussée par une association de femmes marxistes — parmi lesquelles figurent en premier rang son amie Isaura Gomes, femme politique et militante féministe du Cap-Vert, rencontre fondamentale dans le second tournant de sa carrière —, elle accepte de participer à l’enregistrement à Lisbonne d’une compilation regroupant les meilleures chanteuses de l’archipel.
S’ensuivent quelques petits concerts et une nouvelle rencontre décisive : de passage dans la capitale portugaise, un jeune cheminot français d’origine cap-verdienne, grand amateur de musique de l’archipel, José Da Silva, mise tout sur la chanteuse et par le biais de ses relations propulse sa carrière.
Le triomphe de la sodade
En 1988, paraît ainsi son premier album, La Diva aux pieds nus (en référence à son habitude de se produire sur scène sans chaussures), suivi deux ans plus tard de Mar Azul. Les critiques européens avertis reconnaissent déjà l’immense talent de la chanteuse mais c’est en 1992, avec l’album Miss Parfumado, que le triomphe est au rendez-vous. Le grand public la découvre alors avec sa reprise du standard cap-verdien Sodade : sa voix suave, son interprétation et son phrasé particulier captive le monde entier. Vendu à plus de 300 000 exemplaires, ce nouvel opus braque les projecteurs sur le Cap-Vert, ce « petit pays » tel que le chanta Césaria, oublié jusqu’alors.
Dès lors, l’histoire d’amour entre la chanteuse et le public ne faiblira plus. Écumant les scènes les plus prestigieuses — elle remplit l’Olympia à deux reprises dès juin 1993 —, Césaria Évora enchaîne les disques d’Or, les duos au sommet (avec les stars brésiliennes Caetano Veloso et Marisa Monte notamment) et les tournées à guichet fermé, infatigable. Il faut dire que la chanteuse, au-delà de manier sa voix comme aucune autre, sait s’entourer de la fine fleur des musiciens et des compositeurs. En 1999, son album Café Atlantico s’écoule à 700 000 exemplaires et lui vaut une Victoire de la Musique quand, quelques années plus tard, c’est un Grammy Award qui vient récompenser Voz d’amor.
L’âme du Cap-Vert
Si elle déclare alors avoir renoncé aux excès qu’on lui connaissait (la diva avait un faible pour les alcools forts et une cigarette toujours au bout des doigts), le rythme effréné de ses années de succès finira par avoir raison de sa santé. En septembre 2011, fatiguée, elle raccroche le micro, et sera bientôt emportée par la maladie, en décembre de la même année.
Une peine immense s’abat alors sur l’archipel. Mais selon le proverbe cap-verdien « le corps s’en va, l’âme reste », et à n’en pas douter, l’âme de Césaria Évora continue de planer sur São Vicente, son île adorée, qu’elle a toujours refusé de quitter. À Mindelo, les habitants aiment à raconter ses frasques et les complaintes de la chanteuse n’en finissent pas de résonner dans les cafés où se prélassent les touristes, dans les petits bars du port fréquentés par les marins de passage et les habitués, dans les arrière-cours et les patios des vieilles maisons coloniales à la faveur d’un dîner entre amis…
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