Par Flavie Thouvenin
Article originellement publié dans le Plus d’Arts et Vie #155 (Printemps 2019)
“L’Astre d’Orient”, “la Quatrième Pyramide”, “la Voix d’Égypte”, “la Cantatrice du peuple”, “la Voix des Arabes”, “la Bombe de Nasser”, “la Voix incomparable”… les surnoms ne manquent pas pour désigner celle qui devint la plus grande dame d’Égypte. Chanteuse hors pair au talent encore inégalé, intellectuelle éclairée, fervente patriote, femme de pouvoir et de caractère qui participa à l’émergence d’un féminisme arabe, la diva au profil reconnaissable entre tous — chignon serré, tailleur à l’élégance sobre et lunettes noires — fait figure d’icône nationale en Égypte et sa voix continue de hanter tout le monde arabe, près de cinquante ans après sa mort.
Oum Kalthoum, un talent précoce
Née aux alentours de 1904 — son année de naissance exacte demeurant floue, les autorités égyptiennes communiquant la date de 1898 quand son acte de naissance fait état de l’année 1904 — à Tmaïe El Zahariya, petit village du delta du Nil, Oum Kalthoum hérite du prénom d’une des filles du prophète, semblant la prédestiner à un destin extraordinaire. Issue d’une famille pauvre de 3 enfants, la jeune fille s’illustre très tôt dans le chant plutôt qu’aux champs et s’initie à la musique en écoutant son père, imam, et son petit frère psalmodier le Coran.
Remarquant dès l’âge de 10 ans les capacités vocales exceptionnelles de sa fille, le paternel lui apprend la cantillation coranique selon la tradition et l’intègre à sa petite troupe de cheiks (interprètes de chants religieux musulmans). Déguisée en petit garçon bédouin afin de ne pas froisser la bienséance, Oum Kalthoum les accompagne bientôt dans les villages environnants à l’occasion des fêtes et cérémonies religieuses et devient rapidement la coqueluche du public qui lui donne son premier surnom de “Rossignol du Delta”.
Une voix à la conquête du monde arabe
Déjà, sa voix rayonne, étonne et ne laisse personne indifférent. À seize ans, elle est adoubée par le cheick Abu al-Ala Mohammed, chanteur égyptien populaire et respecté, et également encouragée par Zakaria Ahmed, musicien, compositeur et interprète incontournable, pilier du renouveau de la musique arabe du XXe siècle. Tous deux la prennent sous leurs ailes et perfectionnent sa formation, l’incitant à rejoindre Le Caire, capitale de la musique orientale et centre de tous les possibles, ce qu’elle fera bientôt avec sa famille, soutien indéfectible depuis ses débuts. Elle se produit alors dans les petits théâtres des faubourgs de la ville puis dans des salles de concert de plus en plus grandes et voit sa réputation s’accroître dès la fin des années 1920.
Mais ce sont de nouvelles rencontres qui feront prendre un tournant déterminant à sa carrière. Ahmed Rami d’abord, poète et traducteur, la sensibilise aux classiques de la poésie arabe et de la littérature française et deviendra son parolier attitré, lui dédiant par la suite plus d’une centaine de chansons. Mohamed el-Qasabgi ensuite, luthiste, l’un des meilleurs compositeurs et musiciens de son temps, formera l’orchestre de la Dame. Ces deux mentors, éperdument amoureux, ne cesseront d’œuvrer pour sa carrière et constitueront un tremplin vers le succès. Ainsi, en 1932, sa notoriété est telle qu’elle part pour une tournée dans le Levant et jusqu’à Bagdad, la première d’une longue série… le mythe était lancé.
Mais ce sont de nouvelles rencontres qui feront prendre un tournant déterminant à sa carrière. Ahmed Rami d’abord, poète et traducteur, la sensibilise aux classiques de la poésie arabe et de la littérature française et deviendra son parolier attitré, lui dédiant par la suite plus d’une centaine de chansons. Mohamed el-Qasabgi ensuite, luthiste, l’un des meilleurs compositeurs et musiciens de son temps, formera l’orchestre de la Dame. Ces deux mentors, éperdument amoureux, ne cesseront d’œuvrer pour sa carrière et constitueront un tremplin vers le succès. Ainsi, en 1932, sa notoriété est telle qu’elle part pour une tournée dans le Levant et jusqu’à Bagdad, la première d’une longue série… le mythe était lancé.
Si l’élite et l’avant-garde intellectuelles cairotes choisissent la chanteuse pour représenter le renouveau de la scène musicale et participent activement à son ascension au sommet du chant oriental, la jeune femme gagne vite en assurance et impose son style. Femme de caractère dans un milieu majoritairement masculin, elle s’entoure des meilleurs musiciens et paroliers, donne le ton à son orchestre, supervise l’écriture des textes et incarne la nouvelle vague de la musique orientale.
Le tarab, c’est elle
Alors que jusqu’ici cohabitait d’un côté une musique savante animée par une langue littéraire et de l’autre une chanson populaire au dialecte vulgaire, Oum Kalthoum fait fusionner ces deux mondes cloisonnés et créée un alliage délicat entre tradition et modernité. Son répertoire bouleverse les codes : elle chante l’amour, ses joies et ses peines, sur un mode quasi incantatoire qui confère à la prière, faisant se joindre le trivial et le divin. Sa voix puissante au timbre profond, son intelligence musicale et sa capacité à susciter l’émotion transporte son public. Naghib Mahfouz, autre icône égyptienne (prix Nobel de littérature en 1988), déclara ainsi à son propos “personne ne personnifie le tarab mieux qu’elle”, faisant référence à cette notion essentielle dans la musique orientale du plaisir maximal ressenti dans la musique, à rapprocher de l’extase.
Ses concerts ont des allures de messe suivant toujours le même cérémonial, avec une longue entrée en scène de la Dame, silencieuse, sous les acclamations des spectateurs. Chaque chanson dure près d’une heure, parfois plus, selon les improvisations auxquelles elle se livre ; les couplets sont répétés, font l’objet d’une variation et puis d’une autre au gré des émotions du public avec lequel elle se livre à un véritable dialogue. Certains spectateurs entrent en transe, d’autres se précipitent aux pieds de cette grande prêtresse dont la voix envoute du plus modeste ouvrier jusqu’au président Nasser, un de ses plus fidèles admirateur : “elle parlait aux princes comme aux gens de la rue” soulignait Mahfouz.
L’Immortelle
Icône musicale et pilier de la culture égyptienne, Oum Kalthoum s’inscrit dans son époque en mettant son art au service de la nation, en soutenant notamment le socialisme nassérien. Le second président d’Égypte ne manque pas de s’appuyer sur elle et en fait l’égérie du soft power égyptien : au-delà de la scène musicale, l’image de respectabilité de la Dame fait recette. Très discrète dans les médias (ses interviews se comptent sur les doigts d’une main), fuyant le moindre scandale (bien que les mythes et rumeurs sur son compte aillent bon train), elle maîtrise son image et s’attire les sympathies de tous bords.
Vêtue à l’occidentale, ne portant pas le voile, chantant l’amour et incitant les femmes à se libérer, elle fait les louanges des progressistes et devient une idole des communautés homosexuelles ; pieuse, d’une grande pudeur, refusant les mondanités de la célébrité, généreuse envers les plus pauvres et fervente patriote, elle touche jusqu’aux rigoristes (avant d’être considérée comme subversive et dangereuse bien plus tard, Moubarak refusant notamment les festivités nationales à l’occasion des dates anniversaires de sa mort).
Véritable mythe rassembleur, Oum Kalthoum est partout, indétrônable. Quelques jours après son décès, le 3 février 1975, plus de 5 millions d’Égyptiens se pressent dans les rues du Caire lui rendre hommage. Les visages sont graves, la foule en détresse porte son cercueil vers sa dernière demeure quand les haut-parleurs de toutes les villes du pays diffusent ses chansons. La perte est immense mais sa voix, toujours vivante, continue de résonner depuis les postes de radios des arrière-boutiques des souks et des taxis, dans les fêtes familiales et les chaudes soirées d’été, dans les faubourgs des villes et les villages de campagnes, aux quatre coins du monde arabe.
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