1 voyage, 3 regards : la Louisiane

Par Marie Lagrave

Article originellement publié dans le Plus d’Arts et Vie #166 (Printemps 2022)

 

Si New York et les parcs nationaux de l’Ouest américain sont sans conteste les destinations privilégiées des voyageurs découvrant les États-Unis, il est une autre région, tout aussi fascinante, permettant d’approcher autrement le pays de l’Oncle Sam. Moins fréquentée des touristes internationaux, c’est un autre visage des États-Unis, authentique et singulier, que la Louisiane permet d’entrevoir.

Jackson Square, à La Nouvelle-Orléans
Jackson Square, à La Nouvelle-Orléans ©S. Bichard

Bien loin des plaines sauvages du Grand Ouest, c’est ici un paysage de forêts et de marécages, de rivières tortueuses et de chênes centenaires qui se dessine devant les yeux du voyageur. Colonisée par la France, passée sous domination hispanique, puis enfin vendue aux États-Unis, la Louisiane révèle une histoire complexe et une identité riche d’une multitude d’influences. État du Sud profond marqué par le faste des plantations et l’horreur de l’esclavage, c’est aussi le berceau du jazz dont les rythmes trépidants enflamment La Nouvelle-Orléans.

À lire également : Fiche-pays – États-Unis

Les bayous peuplés d’oiseaux et d’alligators

Située au bord du golfe du Mexique, la Louisiane est baignée par les eaux du Mississippi, ses méandres, ses innombrables bras et affluents, et surtout le gigantesque delta qu’il forme avant de se jeter dans la mer. Il s’agit du second plus grand delta au monde, après celui du Gange. À son contact, s’étendant sur tout le sud de la Louisiane, ce sont plus d’une dizaine de milliers de kilomètres carrés de marécages où l’on distingue avec peine la terre et l’eau. Un véritable dédale de cours d’eau tortueux où l’on se déplace surtout en bateau, et où il vaut mieux bien connaître les lieux !

Grâce au Mississippi, ces bayous, puisque c’est ainsi qu’on les nomme, sont majoritairement constitués d’eau douce, à la différence des mangroves traditionnelles. C’est un écosystème complexe, menacé par la montée des eaux, tributaire du cycle des marées, des sédiments apportés par le fleuve et de la densité de la végétation. Celle-ci compose un paysage luxuriant. Les pieds dans l’eau, cyprès chauves et palétuviers sont couverts de mousse espagnole qui ondule dans le vent. Effleurant la surface, les jacinthes d’eau s’épanouissent et forment, au printemps, un tapis de fleurs violettes.

Paysage des bayous
Paysage des bayous ©O. Tastavin

Ce tableau sylvestre fourmille de vie. Les alligators, bien sûr, qui ont fait la célébrité de la région, y barbotent tranquillement. Mais les bayous regorgent également de tortues, de serpents, de grenouilles… Avec plus de 300 espèces d’oiseaux répertoriées, telles que le pélican brun, la spatule rosée ou le pygargue à tête blanche, c’est un véritable paradis pour les ornithologues… Mais également pour les amateurs de fruits de mer ! Crevettes, crabes et poissons en tous genres prolifèrent en effet dans les eaux brunes du bayou, et finissent au menu de tous les restaurants de la région – à la sauce cajun, bien sûr !

Des colons français aux Cajuns, l’histoire d’une région francophone

La colonisation française

Non, vous ne rêvez pas, on parle bien français en Louisiane ! L’histoire commence en 1682, quand René-Robert Cavelier de La Salle découvre le delta du Mississippi. Il prend alors possession d’un immense territoire, au nom de la France. En l’honneur de Louis XIV, il baptise la région Louisiane, mais échoue cependant à établir une colonie. Ce n’est que plusieurs décennies plus tard que sera fondée la ville de La Nouvelle-Orléans, cette fois-ci en hommage à Philippe d’Orléans, devenu régent. La plupart des toponymes français datent de cette époque-là, à l’instar de Bourbon Street (nommée en l’honneur de la famille royale, et non de la boisson).

 

Cependant, la présence française en Amérique du Nord se heurte aux prétentions de l’empire colonial britannique. Face à ses voisins outre-Manche, la France cède peu à peu du terrain. En 1713, déjà, elle est forcée de se séparer de l’Acadie, de Terre-Neuve et de la baie d’Huston. Puis en 1763, à l’issue de la guerre de Sept Ans, elle perd le reste de ses possessions. Seule la partie occidentale de la Louisiane échappe à la Grande-Bretagne : un an auparavant, par un accord secret, la France a cédé ces terres à l’Espagne. Napoléon en reprendra brièvement le contrôle entre 1800 et 1803, avant de finalement vendre la région aux États-Unis.

Un village acadien
Un village acadien ©C. Badin

L'influence des Acadiens

Le nombre de colons français en Louisiane a néanmoins toujours été relativement faible. Si l’on entend encore parler un français aux accents gouailleurs dans les rues de La Nouvelle-Orléans et de Bâton-Rouge, on le doit en réalité surtout aux Acadiens. Ce peuple, venu du nord-est du Canada, arrive en Louisiane à la fin du XVIIIe siècle. Francophones, catholiques et descendants principalement des premiers colons français, ils sont considérés comme une ethnie canadienne à part entière. Après l’appropriation de leur région par les Britanniques en 1713, leur indépendance est d’abord tolérée et ils obtiennent le droit de ne pas participer aux conflits. Mais en 1755, craignant que les Acadiens se retournent contre eux, les Britanniques décident de les expulser de leurs terres. C’est ce qu’on appellera le Grand Dérangement : de 1755 à 1763, plus de 12 000 Acadiens sont déportés. Une partie viendra s’installer en Louisiane, et y restera.

Les Acadiens de Louisiane deviennent des Cadiens, puis sous l’influence de la langue anglaise, des Cajuns. L’usage de la langue française décroît peu à peu, surtout à partir de 1921 et jusqu’aux années 1960. Il est alors interdit de parler français à l’école. Mais aujourd’hui, de plus en plus de Louisianais, Cajuns ou non, renouent avec cette langue qui fait partie intégrante de leur histoire.

Aux origines du jazz : des plantations aux maisons closes

Tout le monde vous le dira : que ce soit à Lafayette, à Bâton-Rouge ou à La Nouvelle-Orléans, il vous sera impossible d’échapper aux orchestres et fanfares qui résonnent un peu partout, du carnaval aux multiples festivals qui rythment la vie louisianaise. La musique est sans doute l’élément le plus éclatant de la culture locale. Les balades et les chants cajuns sont évidemment bien présents sur la scène musicale, mais la Louisiane est surtout célébrée pour être le berceau du jazz. C’est dans les années 1910, au sein de la communauté afro-américaine, dans les quartiers pauvres de La Nouvelle-Orléans, que naissent ces nouveaux rythmes et sonorités qui connaîtront une popularité extraordinaire.

Musiciens dans les rues de La Nouvelle-Orléans
Musiciens dans les rues de La Nouvelle-Orléans ©S. Bichard

Dans la solitude des champs de coton

L’histoire du jazz est indissociable de l’histoire des Noirs américains. Les premiers germes de ce nouveau style musical naissent dans le cœur des esclaves, dans l’enfer des champs de canne à sucre et de coton. Les work songs (chants de travail), inspirés des chants africains, composés sur une structure d’appel-réponse où une large place est laissée à l’improvisation, constituent en effet une des premières sources d’inspiration du jazz. Évangélisés de force, les esclaves réinventent les chants religieux chrétiens au travers des spirituals qui donneront ensuite naissance au gospel. Privés des instruments traditionnels africains, les premières expressions musicales des esclaves sont des chants a cappella, mais très vite, ils apprennent à jouer des instruments européens, notamment la guitare et le piano.

Le blues émerge dans le courant du XIXe siècle, pour raconter leurs souffrances. Le ragtime, joué essentiellement au piano, apparaît quant à lui à la fin du siècle. Issu des cake walk (qui tournaient en ridicule la démarche arrogante des blancs se rendant au bal), le ragtime emprunte aux danses classiques européennes, comme la valse ou le quadrille, mais avec un rythme syncopé typique des accords africains.

De Storyville à Chicago

Après la guerre de Sécession, les Africains-Américains récupèrent les cuivres et les percussions des marches militaires. Le jazz naît peu de temps après, nourri de tous ces genres, alors que la ségrégation raciale bat son plein.

Les musiciens noirs ne peuvent alors jouer que dans les fanfares de rues ou dans les cabarets et maisons closes. Le quartier chaud de Storyville devient ainsi le terrain de jeu privilégié des jazzmen. King Oliver, Jelly Roll Morton, Sidney Bechet ou encore Louis Armstrong y débutent. En 1917, cependant, de nouvelles lois contre la prostitution obligent la municipalité à démanteler le quartier. C’est alors un véritable mouvement d’exode de la population de Storyville vers Chicago, où le jazz prendra véritablement son envol avant de conquérir le reste du monde.

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